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gravité futilité 2

Victor Klemperer, les temps tissés

13 Juin 2020 , Rédigé par richard Monnier Publié dans #journal, #Victor Klemperer

Mes Soldats de Papier , Victor Klemperer

Journal 1933-1941

Éditions du Seuil

12 septembre 1940 :

« Je ne sais jamais dans quelle mesure je dois consacrer mon temps à ces détails ou au chapitre en cours de mon autobiographie ; mon cœur me répète chaque jour qu'il ne me reste plus beaucoup de temps. Parfois, je me dis : cette misère de l'heure, même sans note, se grave en moi... » p 532

24 mai 1941 :

« Je viens de trouver une note du 5 septembre 1918 dans mon journal : l'état major général de Berlin menace d'un an de prison toute diffusion de rumeur même si l'on doute soi-même de la rumeur. L'état des choses est-il mutatis mutandis , analogue aujourd'hui ? Cette analogie est-elle une chimère ? » P 573

La richesse du journal de Victor Klemperer, la complexité des temps tissés. Le lecteur d'un journal pourrait s'attendre à un suite linéaire d'événements mais ici, la situation, la positon et la volonté de l'auteur nous entraînent dans des allers-retours entre la grande histoire et les petits riens du quotidien, entre la 1ère et la 2ème guerre mondiale (il a été engagé dans l'armée allemande pendant la 1ère), entre la langue actuelle et la langue du passé (il est philologue), entre la langue populaire et la propagande d'état, entre son passé de journaliste berlinois et son actuelle réclusion à Dresde, entre l'histoire de l'Allemagne et l'histoire de la France (il est spécialiste de la littérature française).

Victor Klemperer dit simplement qu'il veut « témoigner » ; ce témoignage est exceptionnel et le livre Mes Soldats de Papiers avec les notes du traducteur, très développées et éclairantes, un livre d'histoire exceptionnel.

Un des aspects du journal qui m'intéresse personnellement est la composition des temps. Il faut savoir que V. Klemperer tient son journal depuis qu'il est étudiant et comme on l'a vu dans la citation ci-dessus, il consulte son journal des années 10 pendant qu'il écrit son journal actuel. Plus encore, il nous apprend qu'il écrit parallèlement une autobiographie qu'il intitule Curriculum Vitae. Et plus encore, il note, toujours dans son journal, les changements qu'il observe dans l'usage du vocabulaire aussi bien dans le langage populaire que dans les discours de propagande nazis, ce qui fera l'objet d'un autre livre intitulé LTI , Langue du 3ème Reich. Voilà 3 temps imbriqués dans un même livre. Tout en respectant la modestie de l'auteur, on peut dire que Mes Soldats de Papier sont bien plus qu'un témoignage.

En plus des 3 temps mentionnés, je découvre un passage intitulé Cellule 89 qui rend compte d'une semaine passée en prison. Une sorte de double réclusion : après avoir été expulsé de sa maison, interdit d'accès aux bibliothèques et contraint de vivre dans un immeuble pour juifs (JudenHaus), V. Klemperer a écopé d'une semaine de prison pour avoir enfreint l'heure du couvre-feu.

Retour au journal : 19 juillet 1941

« Je sais maintenant pourquoi le passage Cellule 89, que j'écris depuis le 6 juillet ne me réussit pas. Ni lard ni cochon, pour partie un journal, pour partie déjà un chapitre achevé du Curriculum, et l'un gêne l'autre. » page 626

Ce passage se distingue immédiatement par le style, « une petite œuvre d'art » dira sa femme. L'auteur ne mentionne plus du tout, comme il avait l'habitude de le faire dans son journal, ses douleurs au cœur ni son état dépressif, il n'a même plus envie de fumer et c'est étonnant de voir comment il nous met de plain-pied avec sa condition de prisonnier. Alors qu'il ne peut plus écrire, faute de papier, crayon et lunettes, il trouve encore la force d'utiliser cette ultime contrainte pour faire un bilan de ses travaux, mentalement. C'est même à ce moment là qu'il trouve le titre de son futur livre : « ...LTI (beau sigle savant pour lingua tertii imperii , à utiliser à l'avenir. » Le fait d'évoquer simplement l'avenir dans ces conditions de détention où rien n'est prévisible, est une prouesse, mais ce n'est pas une bravade de la part de Victor Klemperer qui, à un autre moment se remémore soudainement un vers de Schiller : « Dans le sentiment taraudant de son propre néant ». Mais là encore, même le temps de la remémoration n'est pas simple. « Je me suis souvenu qu'à la première lecture, à l'âge de douze ou treize ans, je ne l'avais pas compris du tout, j'étais incapable d'en démêler le sens, ni même la syntaxe ». L'auteur se souvient de n'avoir pas compris, cela donne une sorte de consistance à ce vers qu'il n'aurait peut-être pas aujourd'hui, s'il avait été facilement assimilé. « Démêler le sens », c'est l'activité à laquelle il se consacre quotidiennement et c'est même ce qui le maintient en vie.

 

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