Deux souvenirs d'enfance.

« Un jour, les mains derrière le dos, me voilà, marmot pensif, tourné vers le soleil. L'éblouissante splendeur me fascine. Je suis un phalène attiré par la clarté de la lampe. Est-ce avec la bouche, est-ce avec les yeux que je jouis de la radieuse gloire ? Telle est la question de ma curiosité scientifique naissante. Lecteur ne souriez pas : le futur observateur déjà s'exerce, expérimente. J'ouvre toute grande la bouche et je ferme les yeux. La gloire disparaît. J'ouvre les yeux et je ferme la bouche. La gloire reparaît. Je recommence. Même résultat. C'est fait, je sais pertinemment que je vois le soleil avec mes yeux. Oh la belle trouvaille ! Le soir j'en fis part à la maisonnée. La grand-mère sourit tendrement de ma naïveté ; les autres s'en moquèrent. Ainsi va le monde.» Souvenirs Entomologiques, Henri Fabre, Éditions Bouquins, p.28 T2

Je ne peux pas m'empêcher de prendre au sérieux ce que les adultes appellent ici de la naïveté. Cette anecdote me touche, sans doute parce qu'elle décrit une disposition d'esprit dans laquelle je me reconnais. Même aujourd'hui, alors que je suis à la retraite, je me livre encore à ce genre « d'expériences » mais je ne les rends pas publiques de peur de me faire chopper par les gérontologues, toujours prévenants, toujours à l'affût de ce qui représenterait pour eux une grave régression et, une source de revenus.

Contemporain de Fabre, de six ans son aîné, un autre amoureux de la nature, évoque lui aussi une « expérience de son enfance » : « Dans ma jeunesse, avant de perdre aucun de mes sens, je me souviens que j'étais plein de vie et j'habitais mon corps avec une satisfaction inexprimable. Cette terre était le plus bel instrument de musique et j'étais l'auditeur de ses harmonies. Ressentir des impressions si douces, recevoir de telles extases de la brise ! Je me souviens de ma stupéfaction. Je me disais - et je disais aux autres : « un plaisir indescriptible, infini, universel, divin, céleste m'emplit l'esprit, un sentiment d'élévation et d'agrandissement, et je n'y suis pour rien. »

Journal, David Thoreau, Éditions Le Mot et le Reste, p.79

Les deux citations semblent se faire écho. Dans les deux cas un enfant appréhende le monde avec son corps. Chacun d'eux possède de formidables capacités d'émerveillement mais les expériences qui en résultent sont très différentes. Les deux descriptions suivent le même déroulement et on pourrait presque les comparer ou les opposer terme à terme.

Marmot pensif // j'étais plein de vie

Je jouis de la radieuse gloire = recevoir de telles extases de la brise

L'éblouissante splendeur me fascine = je me souviens de ma stupéfaction

Telle est la question de ma curiosité // satisfaction inexprimable

l'observateur expérimente // j'étais l'auditeur de ses harmonies

Oh la belle trouvaille // plaisir indescriptible

j'en fis part à la maisonnée // je me disais et je disais aux autres

je recommence // je n'y suis pour rien.

Chez les deux auteurs, une même attirance spontanée vers les phénomènes naturels (jouissance, fascination d'un côté et, extases, stupéfaction, de l'autre), mais le « marmot pensif » en fait déjà des objets de questionnement alors que D. Thoreau en fait un lieu de contemplation. Le premier observe et expérimente pour se convaincre de quelque chose, le deuxième est simplement réceptif et se satisfait d'un plaisir qu'il ne cherche pas à définir. Une même envie de faire part de leur expérience mais pas pour les mêmes raisons. Avec ses ambitions scientifiques naissantes, H. Fabre veut apporter sa contribution au savoir commun alors que D. Thoreau se pose déjà comme une sorte de medium qui est traversé par les « harmonies » terrestres. Une autre citation confirme ce point de vue : « Je regarde grâce à mes yeux, je m'approche de la fenêtre, je sens et je respire l'air frais. C'est une évidence aussi sublime que la plus intérieure des expériences. » (p. 209) Là encore, Thoreau et Fabre semblent d'accord, nous voyons avec nos yeux, nous disent-ils, mais le futur transcendantaliste s'attache à sublimer cette évidence alors que le futur entomologiste a besoin de la prouver. Dans les deux cas, ces « expériences » font sourire leur entourage, c'est au moins un point commun qu'on peut leur trouver.

§

Aujourd'hui, nos deux naturalistes n'ont plus à se présenter. Sur la 4ème de couverture de l'édition de son Journal, Thoreau est décrit comme « naturaliste précurseur de l'écologie ». Y. Delange note dans la préface aux Souvenirs Entomologiques : « L'écologie occupe une place primordiale chez Fabre». Les lecteurs contemporains attribuent donc un caractère commun aux deux naturalistes mais là encore, il me semble que c'est une bonne occasion de pointer leur différence. Y. Delange poursuit en précisant : « l'écologie étant la science qui étudie les relations réciproques des êtres vivants dans leurs milieux ». C'est précisément ce que n'a pas fait D. Thoreau pour qui la flore et la faune sont des objets de contemplation et la nature en générale, un objet de méditation. Même quand il s'élève contre contre l'effet néfaste de l'exploitation abusive des forêts sur la nature, même quand il signe une pétition contre la construction d'une maison dans un paysage encore vierge, c'est toujours pour la conservation d'une image idéale de la nature qu'il milite. A l'opposé du transcendantaliste qui regarde de haut le labeur humain, H. Fabre a pu proposer aux agriculteurs des solutions pour lutter contre l'invasion des pucerons dans les cerisiers, par exemple. Grâce à ses observations du comportement animal, il a suggéré de faire l'élevage des coccinelles qui se nourrissent de pucerons plutôt que d'utiliser des pesticides. (Je pourrais mentionner d'autres sujets communs aux deux auteurs qui mettraient en évidence leur différence, par exemple, l'isolement à Walden pour l'un et l'isolement dans son Harmas pour l'autre, mais j'aurais l'impression de prolonger deux lignes parallèles pour simplement confirmer qu'elles n'ont en commun que la distance qui les sépare). Le fait d'épingler nos deux naturalistes sous la même étiquette : « précurseurs de l'écologie » révèle déjà un malentendu qui n'a cessé de s'amplifier. Aujourd'hui, le sens du mot écologie est délayé dans une multitude de discours électoraux qui badigeonnent en vert de vieilles politiques. Il était bon de revenir sur les toutes premières dispositions qui ont permis l'éclosion de cette notion et de voir les réalités bien différentes qu'elle peut recouvrir.

henri fabre

Deux expériences de jeunesse.