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gravité futilité 2

Lecture de "La Marche" de D. Thoreau, pas à pas.

10 Juillet 2021 , Rédigé par richard Monnier Publié dans #David Thoreau, #USA

Depuis 2017, plusieurs livres célébrant le bicentenaire de la naissance de David Thoreau sont parus. L'édition française de son Journal a contribué à multiplier les points de vue, D. Thoreau est considéré comme « précurseur de l'écologie », « romantique Indien », « abolitionniste rebelle » pour ne retenir que les déclarations des 4èmes de couvertures. De nombreux sites web lui sont consacrés et Isabelle Gourgues a écrit une une thèse intitulée « David Thoreau : un anthropologue entre ethnocentrisme et transcendantalisme » qui se base principalement sur les Indians Notebooks, non encore traduites. Toutes les facettes du personnage, rebelle, écologiste, pacifiste, individualiste, anthropologue, semblent bien cernées. En lisant la présentation de "La Marche" par  Thierry Gillyboeuf, j'ai été troublé par un passage : « Il y a un petit quelque chose qui peut irriter le lecteur de La Marche d’aujourd’hui. En fait, cette conférence que Thoreau prononça en 1851 est ponctuée d’envolées lyriques qui donnent une allure démodée au romantisme américain. ». Je me suis demandé à quoi correspondait exactement cette formulation et j'ai entrepris de lire cette conférence dont les historiographes disent qu'elle a eu du succès, en suivant pas à pas le propos de l'auteur.

Dès le début du texte, D. Thoreau s'en remet à une étymologie fantaisiste du mot Sauntering (ballade, promenade, flâner). Selon lui, au Moyen-Age, les mendiants qui vagabondaient, demandaient l'aumône en prétextant qu'ils allaient en Terre-Sainte, et les enfants s'écriaient en les voyant : « There goes a Sainte-Terrer ». Le Penguin dictionary donne comme étymologie : « probablement de santren : muser, origine inconnue ». Le lecteur comprend vite pourquoi D. Thoreau préfère cette belle histoire vingt lignes plus loin : « Chaque marche est une sorte de croisade […] pour aller de l'avant et reprendre cette Terre-Sainte des mains des Infidèles. » On se demande quel peuple peut bien représenter les Infidèles en Amérique au 19ème siècle, l'auteur nous l'apprendra plus tard. Dix lignes plus loin : « Si vous êtes prêt à quitter père et mère, femme, enfants, amis, si vous avez régler toutes vos affaires, et si vous êtes un homme libre – alors vous êtes prêt à marcher ». Cette dernière phrase rappelle l'injonction du Christ faite aux apôtres qui voulaient le suivre pour évangéliser. Cette comparaison se confirme quinze lignes plus loin : « Aucune fortune ne peut acheter la liberté et l'indépendance qui sont la richesse de cette profession. Cela vient seulement par la grâce de Dieu. Il faut une dispense directe venant du ciel pour devenir un marcheur ». Sans qu'il ait besoin de se déclarer comme transcendantaliste, les trois dernières citations révèlent sous quelles conditions, D. Thoreau peut se revendiquer comme "homme libre". On comprend ici que, s'il a pu par ailleurs manifester son refus de l'autorité de l’État, de l’Église et de l'Armée, afficher une position qu'on dirait aujourd'hui libertaire, c'est parce qu'il se pense élu par la grâce divine. Et c'est parce qu'il se sent tout proche de Dieu, sous son égide, qu'il peut envisager de transcender la condition humaine. Toute la page suivante est consacrée à la misère des citadins, de ses voisins qui « se confinent eux-mêmes dans les magasins et les bureaux», sur les femmes confinées dans leur maison, sur les vieux dont les « habitudes deviennent vespérales quand la fin de leur vie approche ».

Suivent deux pages sur la marche proprement dite qu'il ne considère pas comme un loisir mais comme « l'entreprise du jour ». « je voudrais retrouver tous mes sens ». Ses marches journalières se limitent à un rayon de 15 km, « en une demi-heure je peux atteindre une portion de la surface de la terre où aucun homme ne met les pieds d'une année sur l'autre ». Mais dans les deux pages qui suivent, D. Thoreau prend très vite de la hauteur : « Je marche dans la nature comme les vieux prophètes et les poètes, Manu, Moïse, Homère, Chaucer ». Conscient que le paysage sera bientôt morcelé en propriétés privées dont les clôtures obligeront les promeneurs à emprunter les chemins publics, il attribue une sorte de mission à la marche : « marcher sur la terre de Dieu, sera interprété dans le sens de traverser illégalement les terres des fermiers ». Comme je le disais plus haut, D. Thoreau adopte une position rebelle qui anticipe les slogans anarchistes (la propriété c'est le vol, par exemple), mais il s'autorise cette radicalité, non pas parce qu'il pense que la terre appartient à tout le monde ou à personne mais plutôt parce qu'elle appartient à tous les chrétiens. Les quatre pages qui suivent indiquent la direction vers laquelle doit s'orienter la marche. Suivant son « instinct » et suivant le soleil ce « grand Pionnier qui semble tous les jours migrer vers l'Ouest », D. Thoreau va établir une opposition entre l'Est qui est lié à l'histoire et au passé, et l'Ouest orienté vers « le futur avec un esprit d'entreprise et d'aventure ». Et emporté par son élan, il va faire, sur plusieurs pages, l'éloge du Grand Ouest, ces « terres si fertiles, si riches et variées dans leurs productions et en même temps si habitables par les Européens ». Subitement l'auteur ne parle plus de la marche d'un solitaire mais de la grande marche vers l'Ouest de l'homme de l'Ancien Monde dont il situe le commencement en Orient. En s'inspirant d'une théorie d'un géographe suisse Henry Guyot : « Après avoir épuisé les richesses de l'Europe et s'être revigoré, l'homme recommence son voyage aventureux vers l'Ouest comme au premier temps ». D. Thoreau écrit là rien moins qu'une légende pour convaincre ses contemporains que « l'Amérique est faite pour l'homme de l'Ancien Monde ». Il ne s'agit plus d'une marche quotidienne dans les environs de Concord mais de la ruée vers l'Ouest. Son lyrisme le pousse même à déclarer : « Aux Américains, j'ai à peine besoin de le dire - Vers l'Ouest, l'étoile de l'empire suit sa route - » Il continue : « sous un nouveau climat, je pense que nous serons plus imaginatifs, que nos pensées seront plus claires, fraîches et sublimes, comme notre ciel – notre compréhension plus large comme nos plaines – notre intelligence en général plus « frappante » comme notre tonnerre et nos éclairs... » etc. J'abrège la citation pour laisser au lecteur curieux le plaisir de découvrir ce que Thierry Gylliboeuf appelle « le romantisme américain ». Encore une page pour préciser que l'Ouest dont il parle « est l'autre nom du Sauvage et que l'état sauvage c'est la préservation du Monde ». Notre marcheur s'arrête alors sur le problème du choix du lieu de vie et des moyens de subsistance. On trouve là une des pages qui a contribué à faire sa réputation : « Quand je veux me recréer, je cherche le bois le plus sombre, le plus épais et le plus interminable et, pour les citadins, le plus lugubre marécage. J'entre dans un marais comme en un lieu sacré - un sanctum sanctorum – Il y a la force, la moelle de la Nature ». Mais brutalement, il revient sur des considérations plus prosaïques et très étonnantes pour quelqu'un qui est connu pour avoir dédaigner ses contemporains : « Il est dit que l'Américain a pour tâche de « travailler la terre vierge […] Je pense que le fermier supplante l'Indien parce qu'il entretient la terre et se rend ainsi plus fort et d'une certaine façon plus naturel ». Il se réfère en fait, à un propriétaire qui « fidèle à ses instincts », entretenait son marais pour conserver sa boue. Encore plus troublant à propos des Indiens, à la page suivante : « Les vents soufflaient sur les champs de maïs de l'Indien dans la prairie et lui indiquaient la voie qu'il n'a pas été capable de suivre. Il n'avait pas de meilleur outil avec lequel s'implanter dans le pays, qu'une coquille de palourde. Mais le fermier est armé d'une charrue et d'une bêche. ». Je vais m'arrêter sur ce passage qui demande réflexion parce qu'il dévoile un D. Thoreau réconcilié avec la possibilité de considérer la terre comme source d'exploitation et surtout, méprisant envers les Indiens, soit une image opposée au D. Thoreau connu comme cueilleur de baies se livrant à la méditation et chercheur s'intéressant aux coutumes indiennes. Est-ce le conférencier emporté par un élan patriotique qui a aveuglé le philosophe ? Ne voit-il pas que si l'Américain peut « travailler des terres vierges », c'est justement parce que l'économie de subsistance des Indiens les a préservées telles ? Ne sait-il pas que s'il peut encore pénétrer la forêt primitive, c'est parce que les Indiens ont respecté chaque arbre comme un être vivant sans avoir d'ailleurs à les sacraliser ? A-t-il oublié que s'il peut fouler une « terre sauvage sans ferme ni enclos », c'est parce que les Indiens n'ont justement pas chercher à s'implanter comme cherchent à le faire les colons ? Dans l'ensemble du livre La Marche, cette page paraît accidentelle. Dans les pages qui suivent l'auteur revient sur ses thèmes favoris qui lui sont propres : la docilité des hommes civilisés qu'il compare aux animaux domestiques, l'excès de connaissances qu'il voudrait contrer par une « Société d'Ignorance Utile », la Nature qu'il voudrait rejoindre « en suivant un feu-follet à travers d'interminables marais et bourbiers ». Il n'est plus question de la marche proprement dite qu'à la toute fin du livre mais la direction est inversée. Il décrit une fin de journée où « le soleil dans nos dos ressemblait à un gentil berger nous ramenant chez nous le soir ». « Ainsi allons nous vers la Terre-Sainte ». Fin de La Marche, D. Thoreau est de retour chez lui, les fermiers sont installés chez eux mais qu'en est-il alors des Indiens qu'il avait « regardé traverser le Mississippi vers l'Ouest » lors d'un voyage, nous disait-il au début du livre, sans préciser pourquoi ils étaient eux aussi à la recherche de nouveaux territoires ?

Suite au prochain post.

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