LES FINS DES MENUS FAITS

"l'effet noyau de cerise" de G. Lichtenberg.

Extrait du livre de G. Lichtenberg intitulé De la Physiognomonie, éditions Corti :

« Un œil plus perçant que le nôtre […] serait capable de saisir les conséquences qu'un petit pois jeté dans la Méditerranée provoque sur la côte chinoise. Et qu'est-ce donc de différent qu'un petit éclat de lumière qui frappe la rétine de l’œil, en comparaison à la masse du cerveau et de ses ramifications ? C'est justement cette chaîne de rapports qui nous donne souvent la possibilité de déduire ce qui est loin de ce qui est près, ce qui est invisible de ce qui est visible, ce qui est passé ou futur de ce qui est présent. » p.195

La note du traducteur Charles Le Blanc, en bas de page signale à propos de ce passage : « On pensera ici aux mathématiques du chaos ainsi qu'à « l'effet papillon ».

Voyons la définition de « l'effet papillon » la plus couramment admise, donnée sur le site « l'internaute » :

« Expression venant de l'anglais « butterfly effect » tirée d'une conférence d'Edward Lorenz. L'effet papillon est matérialisé par une chaîne d'événements qui se suivent les uns les autres et dont le précédent influe sur le suivant. Ainsi, on part d'un événement insignifiant au début de la chaîne pour arriver à une chose catastrophique (ou du moins très différente de la première) à la fin. »

En effet, comme l'a bien vu le traducteur, la ressemblance entre la réflexion de notre physicien du 18ème siècle et la définition du 20ème est frappante. Lichtenberg parle bien « d'un événement insignifiant », le petit pois jeté dans la Méditerranée et « d'une chaîne de rapports » comme la définition parle « d'une chaîne d'événements », mais la réflexion et la définition se différencient quant à l'effet produit. Cette différence apparaît plus clairement dans cette autre note de Lichtenberg:

« Si, à Wadöhus, j'avais jeté à la mer un noyau de cerise, la goutte d'eau que Myn Heer s'est enlevée du nez au Cap de Bonne Espérance, n'aurait pas été au même endroit. » D55 (Le Miroir de l'âme, éditions Corti). Contrairement à ce que dit la définition courante de "l'effet papillon", pour Lichtenberg l'effet produit peut être aussi insignifiant que sa cause et provoquer seulement un petit écart avec ce qui se serait passé sans l'action initiale. C'est ce que nous appellerons «l' effet noyau de cerise » de Lichtenberg, phénomène loin d'être chaotique finalement.

La formule "l'effet papillon" doit sûrement sont succès au caractère dramatique et spectaculaire que le public a retenu du phénomène. Mais E. Lorentz, son inventeur, a pris soin de préciser :

« Le papillon n'a pas la puissance pour créer directement une tornade, mais le terme est utile pour suggérer que le battement des ailes du papillon peut causer une tornade : en ce sens que le battement des ailes est une partie des conditions initiales d'un réseau complexe d'interconnexions. »

Il serait ridicule de faire de Lichtenberg le précurseur de la théorie des « systèmes dynamiques sensibles aux conditions initiales », à partir de son "effet noyau de cerise" mais sa réflexion et son imagination montrent qu'il a déjà l'intuition des répercussions à une échelle planétaire, des multiples interactions des phénomènes physiques aussi ténus soient-ils. Son « effet noyau de cerise » permet plutôt de le distinguer dans son siècle, de certains de ses contemporains qui, eux aussi, ont eu l'ambition de penser la place de l'homme et des phénomènes physiques dans le monde. Je pense ici, à Goethe par exemple, dont même le très dévoué Eckerman dans ses "Conversations avec Goethe" ne peut s'empêcher de noter : " ... Goethe vit d'avantage dans la contemplation de grandes lois universelles [...] il est toujours sur la piste de quelque ample synthèse mais, faute de connaître suffisamment les faits eux-mêmes, il ne parvient pas à trouver la confirmation de ses intuitions". Le choix de gestes aussi futiles que le lancer de cerise ou le lancer de petit pois et leurs résultats aussi dérisoires, peut être compris comme une forme d'espièglerie dans le cadre des "tempêtes et tourments", très à la mode à l'époque du romantisme allemand. Et le plaisir de s'en tenir à ces moindres gestes est peut-être l'indice d'une résistance de Lichtenberg à une généralisation trop précipitée.

Dans l'histoire des sciences, le succès public de "l'effet papillon" a relégué dans l'oubli une expérience cruciale qui a été menée dans les années 30 et qui montre que, même à l'état de larve, le papillon pouvait provoquer des phénomènes incommensurables. Si Roger Caillois n'avait pas été le témoin de cette expérience personne n'aurait pu vraiment mesurer les énormes conséquences qui ont résulté des convulsions de la larve du papillon qui cherche à sortir du pois dans le lequel elle a été pondue et dans lequel elle s'est développée. C'est "l'effet larve de papillon" qui, à partir de quelques soubresauts a causé un véritable schisme dans le monde de l'art entre, d'une part, Roger Caillois qui voulait ouvrir le petit pois sauteur pour satisfaire sa curiosité et, d'autre part, André Breton qui ne voulait pas l'ouvrir pour prolonger le charme. Rupture historique où, à partir d'un même sujet d'étonnement, s'est manifestée l'opposition entre ceux qui veulent ouvrir le champ de leur savoir pour développer leurs capacités d'émerveillement et ceux qui frottent leur imagination aux surfaces d'un mystère pour préserver leur approche subjective.

Roger Caillois était bien placé pour rendre compte de cet événement, lui qui avait décrit quelques mois plus tôt dans un article intitulé : L'Alternative, la façon dont les romantiques allemands s'étaient familiarisés avec la science non pour adopter ses méthodes d'investigation mais pour utiliser les nouvelles découvertes comme moyens pour représenter le monde en "un système de rapports esthétiques". Dans ce même article, il cite ce qu'il appelle le mot d'ordre de Schlegel : "Si tu veux entrer dans les profondeurs de la physique, fais-toi initier aux mystères de la poésie". La formule est assez frappante et, pendant la réunion des surréalistes autour des pois sauteurs, Roger Caillois a dû s'émerveiller de voir André Breton qui rejouait si bien le rôle du poète romantique dédaignant les investigations pour préserver le mystère. Mais cela ne pouvait satisfaire la "rigueur imaginative" de Roger Caillois qui a pris alors, la décision de ne plus participer aux réunions du Groupe des Surréalistes dont il dira plus tard que leurs "prétendues recherches expérimentales" n'étaient pas "des investigations sérieuses mais de simples jeux de société".

La note de bas de page de Charles Le Blanc qui faisait référence un peu péremptoirement à la Théorie du Chaos, trouve maintenant toute sa justification si nous considérons "l'effet larve de papillon" comme le chaînon qui manquait entre "l'effet noyau de cerise" de Lichtenberg et "l'effet papillon" d'Edward Lorenz. Et maintenant que Roger Caillois est impliqué dans cette histoire, ses réflexions sur les romantiques et leurs rapports avec la science peuvent nous être utiles pour préciser la position singulière de Georg Lichtenberg dans son époque : "De fait, les images romantiques sont à peu près toutes empruntées au vocabulaire scientifique du temps et le schème de leur facture est immédiatement démontable. Il ne suffit que de retourner la relation du physique et du moral, de changer la direction habituelle des métaphores, lesquelles, comme on sait, tendent communément à rendre compte de l'invisible par le visible." (P 27) On retrouve ici les mêmes termes employés par Georg Lichtenberg dans la citation donnée au début de ce texte : " C'est justement cette chaîne de rapports qui nous donne souvent la possibilité de déduire ce qui est loin de ce qui est près, ce qui est invisible de ce qui est visible." Autrement dit, Lichtenberg cherche bien à rendre compte de l'invisible par le visible, comme le dit Caillois des métaphores communes, contrairement aux romantiques qui utilisaient par exemple le magnétisme, le "fluide galvanique", ou encore "l'instinct de formation" pour expliquer toutes formes d'attractions et de répulsions ou de poussées organiques. Novalis par exemple : "L'instinct comme sentiment du besoin, de l'incomplétude – est en même temps le sentiment de la connexion, de la stabilité – de la progression – un sens du toucher qui s'oriente – (C'est ainsi que la foudre descend instinctivement dans la chaîne métallique.)" (Brouillon Général 904). J'ai choisi cette citation parce qu'elle traite d'un sujet qui était aussi un objet d'étude pour Lichtenberg et, à partir de cet intérêt commun, on mesure à quel point le "philosophe poète", créateur ici, d'une véritable fulgurite, était éloigné du physicien laborieux qui a participé à l'installation des paratonnerres sur le toit des églises de Göttingen.

Mais est-ce bien vrai que Lichtenberg "déduit du visible ce qui est invisible" quand il parle des conséquences qu'aurait le jet d'un petit pois dans la Méditerranée sur les côtes chinoises ? Son affirmation, qui n'est évidemment pas fondée sur une expérimentation, montre plutôt qu'il choisit d'orienter son observation et ses investigations à partir d'objets les plus quotidiens vers des espaces inconnus. Lichtenberg prend plaisir à multiplier des données locales qui paraissent anecdotiques, témoin cet autre exemple de son "effet noyau de cerise" : " Si je n'avais écrit ce livre, dans mille ans d'ici, entre sept et huit heure du soir, en quelque ville d'Allemagne, on aurait parlé de tout autre chose de ce dont on parlera effectivement.» (D 55). Où l'on voit toutefois que les détails mentionnés par Lichtenberg, aussi familiers soient-ils, sont déplacés dans un temps démesuré, ce qui nous projette hors des représentations communes. Où l'on voit également que, à côté des grands visionnaires qui cherchent la voie du "processus d'unification du grand tout", Lichtenberg traite de manière extensive les différents aspects que peut prendre ce qu'il appelle une "chaîne de rapports". Il n'est pas génial, il prend le risque de se disperser en reformulations. Il n'a pas de visions, il s'exerce à revoir. Il n'attend pas l'éclosion des mystères, il cultive son imagination.

Les fins des menus faits