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gravité futilité 2

David Thoreau et les Indiens

1 Août 2021 , Rédigé par richard Monnier Publié dans #Indiens, #David Thoreau

David Thoreau et les Indiens (suite de Lecture de La Marche, pas à pas)

 

Revenons à ce passage où D. Thoreau déprécie les Indiens qui n'ont pas été capables de cultiver le maïs et qui n'ont pas su « s'implanter », et où il valorise les fermiers « armés de pelles et de pioche » qui « travaillent les terres vierges ». Je me demandais si le conférencier, emporté par un élan patriotique, n'avait pas aveuglé le philosophe habituellement critique de cette société qui s'aliène dans le travail. Je m'autorisais cette réflexion parce que D. Thoreau lui-même, livre une sorte de confidence sur sa propre personnalité, très rare dans les notes de son journal : « Un inconnu me prend pour autre chose que ce que je suis. Nous ne parlons pas, nous ne pouvons communiquer avant d'avoir constaté que nous sommes reconnus. L'inconnu suppose à notre place une tierce personne que nous ignorons, et nous le laissons converser avec elle. C'est pour nous du suicide que de devenir complice de cette méprise ». (p. 217) Sans chercher à démêler la complexité des identités contenues dans cette citation et sans me laisser impressionner par la violence froide de l'attitude de l'auteur, je n'en tirerais volontairement qu'un constat évident : D. Thoreau n'est pas un être simple, il y en a au moins deux. Les conditions dans lesquelles il a dû s'imposer comme philosophe, naturaliste solitaire devaient être conflictuelles non seulement auprès de ses contemporains et de ses voisins mais aussi pour lui-même. Pendant toute sa vie, il a du s'astreindre à quelque métier rémunérateur comme arpenteur par exemple (son séjour à Walden n'a duré que deux ans). Les revenus de ses livres et de ses conférences étaient insuffisants pour en vivre. Après la mort de son père, il s'est occupé de l'entreprise familiale (une fabrique de crayon) et s'est investi dans ce travail au point de développer de nouveaux procédés pour fabriquer de l'encre d'imprimerie. La vie de D. Thoreau a donc été beaucoup plus mondaine que sa légende ne le laisse entendre et on peut comprendre que l'autre D. Thoreau, le solitaire, ait pu en souffrir.

Il me fallait faire ce petit détour sur sa personnalité avant de revenir à son journal où de nombreuses notes concernent les Indiens qu'il reconnaît sinon comme modèles, au moins comme une source d'inspiration. En relevant tous ces passages, je me suis rendu compte qu'il prêtait une attention toute particulière aux pointes de flèches en pierre qu'il ramassait pendant ses marches quotidiennes. J'y voyais d'abord une preuve de l'importance qu'il accordait aux savoirs faire et aux coutumes des Indiens mais la répétition des notes fait apparaître une troublante ambiguïté :

« Comme elle [A propos de l'orchis] se soucie peu d'exhiber ses charmes. Elle ne boude pas sous prétexte que l'homme ne l'admire pas. Quelle indifférence envers notre race ! Je la considère volontiers comme une relique du passé au même titre que la pointe de flèche ou tomahawk. » p. 344

« Ces vestiges [au bord d'une rivière] d'une période plus primitive sont encore nombreux autour de nous. Le scieur de bois est le voisin et le successeur de l'Indien. On peut observer que non seulement l'original et le loup disparaissent devant l'homme civilisé mais aussi de nombreuses espèces d'insectes … » p. 439

Relique, vestiges, D. Thoreau repousse les traces laissées par les Indiens dans une passé, précieux certes, mais lointain, alors que le passage cité a été écrit en 1854 au moment où les Indiens étaient chassés de leurs anciens territoires et repoussés vers l'Ouest. D. Thoreau se compose une histoire, il coule la civilisation indienne suivant une conception évolutionniste très personnelle où « l'original et le loup disparaissent devant l'homme civilisé », et l'Indien va disparaître devant le scieur de bois .

 

« Il y a ici à peine dix mètre carrés de sable visible sans qu'on y trouve des pointes de flèches en pierre d'une race disparue. » p. 553

« Les particules fines de sable sont emportées par le vent et les pointes de flèches demeurent. Cette race est aussi bien partie -d'ici- que le sable a été balayé par le vent. Telles sont nos antiquités » p. 554

« Sur la pente sablonneuse de l'entaille, près du lac, je remarque les éclats de pierre laissés par quelque fabricant de flèches indien. Pourtant nos poètes et nos philosophes regrettent que nous n'ayons pas d'antiquités en Amérique, nulle ruine pour nous rappeler le passé.

Cette fois-ci, je trouve près d'eux, l'arme de l'homme blanc, une balle conique portant toujours la marque de la rainure du fusil […] comme si par quelque sympathie et attraction inexpliquées, les pointes de flèches de l'Indien et [les balles] de l'homme blanc cherchaient enfin la même tombe. » p. 614

Du statut de « reliques », les flèches des Indiens sont passées à celui « d'antiquités » « d'une race disparue ». D. Thoreau confirme sa volonté de situer la civilisation indienne dans un passé lointain mais cette fois, il opère une sidérante réconciliation entre l'Indien et l'homme blanc à la limite de ce qu'on pourrait qualifier d'humour noir : « sympathie et attraction inexpliquées » ? Mais que peuvent bien faire là, des balles de fusil et des pointes de flèches sur un territoire dont l'Indien a été chassé par l'homme blanc ?

 

« Mais il suffit de labourer là un champ nouveau pour trouver les omniprésentes pointes de flèches qui le jonchent et il apparaîtra que le Peau-Rouge doté de goûts et de fréquentations différentes, a lui aussi vécu là. p. 656

C'est étonnant de voir que D. Thoreau ne tire aucune conclusion de sa remarque sur « l'omniprésence des pointes de flèches », lui qui s'est activement engagé pour la libération des Noirs, n'envisage pas du tout une action qui reconnaîtrait la légitimité de la présence des Indiens sur leurs territoires, par exemple. Comme beaucoup de ses contemporains, il les considère comme les derniers représentants d'une race dont l'arrivée des colons ne ferait que précipiter la disparition annoncée. La présence des flèches des Indiens est un signe d'une époque « sauvage » à laquelle aspire l'auteur mais la présence des Indiens eux-mêmes est un obstacle à la grande marche vers l'Ouest et à la conquête de « terres vierges ».

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Toujours à propos des pointes de flèches en pierre :

« … à l'air libre leur résistance est à toute épreuve ; de fait elles ont surtout été fabriquées pour être perdues. Elles sont semées tel un grain long à germer, répandu sur la terre. Comme les dents de dragon qui engendrèrent une moisson de soldats, celles-ci donnent naissance à des moissons de philosophes. » p. 657

On retrouve ici, chez D. Thoreau, son goût pour la légende qu'il a déjà manifesté au début de La Marche quand il suivait les prophètes :

« Il y a des représentations mythologiques de l'Amérique plus vraies que n'importe quelle histoire, prétendue telle ».

Et dans Walden : « Mais l'histoire ne doit plus rendre compte des tragédies qui ont eu lieu ici ; laissons le temps faire son œuvre pour les apaiser d'une certaine façon et leur donner un teint d'azur. » p. 199

 

Ainsi nous voyons à chaque fois un D. Thoreau collecteur, manifestant un penchant irrésistible pour les objets laissés par les Indiens mais ce geste n'a pas pour but de reconnaître la culture indienne telle qu'elle est en son temps, et l'autre D. Thoreau se chargeant d'isoler ces traces dans une mythologie ; il va léguer ultérieurement certains de ces objets à un musée. En enjolivant ses écrits de légendes poétisées, l'auteur trouve un moyen de plus pour effacer l'histoire récente et nier la réalité présente.

Il ressort de cette double attitude que les Indiens sont effectivement reconnus et même valorisés mais en même temps littéralement dévitalisés.

Ce sera également le sort, quelques décennies plus tard, du chef Indien Sitting Bull, engagé par Buffalo Bill pour jouer dans ses spectacles qui représentaient des scènes emblématiques de l'Ouest américain. Alors que le reste de sa tribu était enfermée dans une réserve, le chef indien n'était en fait que le figurant de son propre rôle dans des scènes reconstituant la vie d'un village indien sous un chapiteau.

Montrer les Indiens en train de disparaître, c'est aussi ce qu'a fait Walt Whitman dans son livre intitulé Comme  des Baies de Genévrier où dans un panorama qui décrit de nombreux aspects de la vie américaine, il n'évoque qu'une seule fois les Indiens représentés en fond d'une peinture réalisée à la gloire du Général Custer combattant les Sioux (voir mon article La Prairie sans le Indiens dans mon blog).

Ainsi, David Thoreau aura été l'inventeur de cette figure retorse qui consiste à exposer les traces des Indiens encore vivants comme témoignages d'une civilisation passée, figure qui va s'amplifier dans des mises en scènes où les Indiens seront les figurants d'une race disparue, figure vulgarisée par les écrans, qui sont, comme on le sait, aussi efficaces pour montrer que pour faire disparaître.

 

 

 

 

 

 

 

 

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P
Cherokee<br /> https://youtu.be/LgwkyMqpCok<br /> lumineuse et claire la lumière. Bon salut Richard.
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